Elisabeth de France, le gage de la paix
Le 22 novembre 1602, la reine Marie de Médicis met au monde son deuxième enfant, au château de Fontainebleau. A son grand regret, c’est une fille. En effet, la reine de France, déjà mère d’un dauphin, ne voudrait avoir que des fils, et parle déjà de jeter la petite princesse à la rivière. Henri IV prend mieux la naissance de sa fille et console Marie en lui disant « qu’il faut des princesses pour en faire des reines ». Le dauphin Louis s’attache très vite à sa sœur et passe beaucoup de temps avec elle. Rapidement, Henri IV entrevoit pour sa fille aînée un mariage espagnol, afin de renforcer la paix signée entre les deux pays, en 1598. C’est dans cette optique que le roi de France choisit l’Infante d’Espagne Isabelle-Claire-Eugénie (fille de Philippe II d’Espagne) pour être la marraine de la princesse, lors de son baptême, le 14 septembre 1606. En l’honneur de l’Infante d’Espagne, la princesse est prénommée Elisabeth (forme francisée d’Isabelle). Après la mort d’Henri IV, en 1610, le petit Louis XIII se rapproche d’Elisabeth, voulant la protéger comme l’aurait fait leur père. Le jeune roi a conscience qu’il est maintenant le chef de la maison des Bourbons, et qu’il doit veiller sur ses frères et sœurs. Elisabeth, appelée « Madame », est décrite comme jolie et charmante. La fillette se montre docile et affectueuse envers sa mère, qui a de grandes ambitions pour sa fille aînée.
En mars 1612, un double mariage est conclu pour resserrer les liens entre la France et l’Espagne : Louis XIII épousera l’infante Ana (que nous connaissons plus sous le nom d’Anne d’Autriche), tandis qu’Elisabeth sera mariée au prince des Asturies, Philippe de Habsbourg (né en 1605), héritier de la couronne d’Espagne. Le 25 août 1612, les contrats de mariage sont signés. En raison du jeune âge des futurs époux, les deux unions sont repoussées à l’année 1615. Le projet d’alliance entre la France et l’Espagne a donné quelques contrariétés à Marie de Médicis : en effet, la reine-mère s’est heurtée à l’opposition de plusieurs princes protestants, Henri II de Bourbon-Condé en tête, inquiets de voir deux puissances catholiques s’unir. Après plusieurs négociations, la régente est finalement parvenue à ses fins.
Elisabeth et sa famille quittent le Louvre en aout 1615, pour gagner la frontière espagnole au grand désespoir du jeune Louis XIII, qui supporte mal de devoir se séparer définitivement de sa chère sœur. Alors que le convoi s’est arrêté à Poitiers, Elisabeth tombe malade : c’est la petite vérole. Marie de Médicis ne s’alarme pas de l’état de santé de sa fille aînée : si par malheur Elisabeth meurt ou se retrouve défigurée, elle proposera sa cadette, Christine (née en 1606), à Philippe III pour son fils. La réaction de la reine-mère traduit le peu de tendresse qu’elle a pour ses enfants, considérant qu’ils sont interchangeables. Heureusement, Elisabeth se rétablie et ne garde aucune marque de la maladie.
La cour arrive à Bordeaux où, le 18 octobre 1615, Elisabeth épouse le prince des Asturies par procuration, représenté par Henri de Guise. La princesse française doit désormais poursuivre sa route seule avec sa suite, et se séparer de sa famille. Les adieux entre elle et Louis XIII sont déchirants et bouleversent l’assistance. Le jeune roi ne maîtrise pas son chagrin : « Il faut bien que je pleure une aussi bonne sœur ». L’échange des deux princesses a lieu sur l’île des faisans, située sur la rivière Bidassoa, sur la frontière franco-espagnole, le 9 novembre. Elisabeth rencontre brièvement l’infante Ana, qui quitte son pays natal pour épouser Louis XIII : les deux futures reines montent chacune dans une barque et traversent la rive jusqu’au pavillon de leur pays d’adoption. Après quelques paroles échangées avec l’infante d’Espagne, la princesse française est accueillie par sa famille adoptive. Le peintre Pierre-Paul Rubens représentera cette scène sous une forme allégorique, en 1622.
Elisabeth rencontre le roi Philippe III et le prince des Asturies à Burgos, où a lieu la cérémonie religieuse, dans la cathédrale Sainte-Marie, le 25 novembre 1615. L’héritier du trône est de suite fasciné par la beauté de son épouse. Elisabeth est désormais princesse des Asturies et appelée « Isabelle » par le peuple espagnol. Elle sait que son rôle est de maintenir la paix avec la France. En raison de l’âge des jeunes mariés, le roi Philippe remet à plus tard la consommation de l’union : le prince et la princesse des Asturies ne se verront que lors des cérémonies officielles et vivront séparés.
A Madrid, Elisabeth intègre une cour où les français ne sont pas en faveur : Philippe III lui interdit de parler sa langue maternelle et la princesse doit se conformer à l’étiquette stricte qui régie la cour espagnole. Son pays natal lui manque et elle déprime loin de sa famille, se sentant étrangère et surveillée en permanence. L’épouse de Philippe III, Marguerite de Habsbourg, étant décédée depuis 1611, Elisabeth occupe la première place aux côtés du roi lors des célébrations. Progressivement, Elisabeth voit sa suite française être renvoyée de Madrid, entre 1616 et 1621, perdant ainsi son dernier lien avec son pays natal. S’il est de coutume que les gens qui ont accompagné la reine ne restent pas auprès d’elle, le départ de la suite française est la conséquence de la méfiance grandissante de Philippe III envers la France : en effet, le double mariage n’a pas mis fin aux tensions entre les deux pays d’autant que le roi d’Espagne apprend que sa fille, Anne, n’est pas bien traitée par son époux : à l’inverse de Philippe III, Marie de Médicis a exigé que l’union de Louis XIII et d’Anne d’Autriche soit consommée de suite, malgré l’âge des époux (14 ans). Depuis le roi de France a développé un aversion pour sa femme, qu’il délaisse, et dont il a, également, renvoyé la suite espagnole, craignant que des espions ne s’y cachent. La situation n’empêche pas Elisabeth d’entretenir une correspondance avec son frère, en qui elle a toute confiance.
L’union d’Elisabeth et du prince des Asturies est consommée en novembre 1619. Désormais, on attend que la princesse mette au monde un héritier. Philippe III décède en mars 1621, alors qu’Elisabeth est enceinte de son premier enfant. Le prince des Asturies est désormais Philippe IV et impose le comte d’Olivares, Gaspar de Guzman, comme son principal ministre. Plus âgé que le roi (il a 34 ans), le comte d’Olivares a été nommé gentilhomme de la chambre de Philippe en 1615 par le duc de Lerma, alors ministre favori de Philippe III. Mais contrairement à son prédécesseur, qui avait bien accueilli Elisabeth, le comte d’Olivares est hostile envers la France et davantage en faveur des Habsbourg d’Autriche. Au fur et à mesure que l’ influence du nouveau favori sur le jeune roi augmente, les autres conseillers de Philippe IV souhaitent que le souverain se détache du comte d’Olivares, pour gouverner par lui-même. Le roi marque cependant sa confiance à son favori en faisant de lui le duc de San Lucar. Dès lors, Olivares se fait appeler le « comte-duc » et son ambition effraie les autres membres du Conseil, ainsi que la reine.
L’étiquette n’est pas allégée dès lors qu’Elisabeth devient reine d’Espagne. Figure sacrée, la souveraine est presque inaccessible et reléguée dans ses appartements. Adepte de la chasse, passion qu’elle partageait jadis avec son frère Louis XIII, Elisabeth n’a pas le droit d’y suivre son époux. En Espagne, cette activité est davantage réservée aux hommes. Ainsi, lorsque Philippe IV quitte la cour de Madrid pour l’Escurial, afin de chasser, la reine demeure au palais d’Alcazar. Elisabeth organise alors des divertissements, des représentations théâtrales ainsi que des rencontres avec des musiciens et des poètes. La jeune reine va cependant renforcer sa position, en donnant régulièrement des enfants à Philippe IV :
– Marie Marguerite (mort-née en 1621)
– Marguerite Marie Catherine (née et morte en 1623)
– Marie Eugénie (1625-1627)
– une fille (mort-née en 1626)
– Isabelle Thérèse (née et morte en 1627)
– Balthazar Carlos (1629-1646), prince des Asturies (sans alliance)
– François Ferdinand (né et mort en 1634)
– Marie Anne Antoinette (née et morte en 1636)
– Marie-Thérèse (1638-1683), infante d’Espagne, mariée en 1660 à Louis XIV, roi de France
Ses grossesses et accouchements sont épuisants mais ce qui chagrine la reine, c’est que, sur les neuf enfants qu’elle donne à Philippe IV, seuls deux survivront à la petite enfance. Pourtant, Elisabeth apporte un sang nouveau dans la famille royale d’Espagne, où l’on se marie souvent entre cousins (avec les Habsbourg d’Autriche). Si la plupart de ses enfants ne survivent pas, c’est sans doute à cause de la forte mortalité infantile mais aussi à l’incompétence des médecins. En Espagne, une fille peut ceindre la couronne en l’absence de fils. Dès lors, le fait que les premiers enfants d’Elisabeth soient des filles ne met pas en péril la dynastie. Cependant, tout roi souhaite avoir un héritier mâle car le peuple craint de voir un prince étranger sur le trône d’Espagne. Certains religieux, hostiles au comte d’Olivares, ont tenté – en vain – de convaincre Philippe IV que la mort de ses enfants (et l’absence de fils durant plusieurs années) était une punition divine pour condamner la présence et l’influence néfaste de son favori, le comte-duc.
Si on ne connaît pas de liaison et de bâtard à Philippe III, il apparaît vite que Philippe IV aime le beau sexe. Il trompe son épouse avec des demoiselles qui sont attachées au service de la reine, mais également avec des femmes de petites conditions qui ne seront jamais introduites à la cour, à l’exemple de l’actrice Maria Calderon. De ses petites maîtresses, Philippe IV aura plusieurs enfants naturels mais seul le fils né de Maria Calderon en 1629, Juan-José, sera légitimé par le roi d’Espagne. Face aux infidélités de son époux, Elisabeth ne peut que se soumettre, bienheureuse que Philippe IV ne lui impose pas de maîtresse en titre. Le roi continue d’ailleurs à lui témoigner des marques d’affection, à visiter sa couche régulièrement et à la traiter avec respect en public.
Dès lors qu’Elisabeth a donné un fils à Philippe IV, en 1629, elle gagne la sympathie du peuple espagnol, qui la sollicite. La reine le reçoit lors d’audiences et s’attire l’estime de sujets. Elisabeth entend également s’impliquer en politique, à une époque où les tensions grandissent entre l’Espagne et la France. Mais à l’intérieur du pays, le roi doit également réprimer la révolte de la Catalogne, à qui il impose de nouveaux impôts. Lorsque Philippe IV décide de se rendre sur place, accompagné d’Olivares, il laisse la régence à la reine, preuve de la confiance qu’il place désormais en elle. Elisabeth s’acquitte de son rôle avec sérieux et prend conseil auprès des ministres, qui ne cachent pas leur hostilité à l’égard du comte-duc. Appuyée par eux, la souveraine s’oppose ouvertement à Olivares.
Imprévisible et changeant, le ministre favori de Philippe IV entraîne bientôt l’Espagne dans un conflit avec la France : en mai 1635, Louis XIII déclare la guerre à Philippe IV. Encore une fois, le roi écoute davantage Olivares que son épouse ou ses autres ministres. Les conséquences sont désastreuses, le comte-duc encourageant le souverain à mener la guerre sur plusieurs fronts. Elisabeth tente de faire entendre raison au roi : plutôt que de se disperser, il vaudrait mieux engager des négociations. Les décisions que prend Philippe IV, sur les conseils d’Olivares, ont de lourdes conséquences pour le royaume : l’économie s’écroule et les désordres intérieurs se multiplient au sein même de la petite noblesse. En Catalogne, le peuple se soulève toujours lorsqu’il est à nouveau question d’impôts et d’enrôler pour l’effort de guerre. La reine offre alors ses bijoux, afin de financer l’armement des troupes, ce qui lui vaut une adoration de la part de ses sujets. En octobre 1639 la flotte espagnole est anéantie par l’ennemi hollandais, lors de la Bataille des Dunes. Profitant du désordre en Espagne, le duc de Bragance tire avantage d’un coup d’état au Portugal pour être proclamé roi, sous le nom de Jean IV, en décembre 1640.
L’Espagne est en crise et Elisabeth insiste pour que le roi se rende en Catalogne, afin de calmer les esprits et de mater la révolte. La reine se voit une nouvelle fois confier la régence du royaume, en avril 1642. Philippe IV part sans le comte d’Olivares et à son retour, en décembre, il semble qu’il place désormais sa confiance en son épouse plutôt qu’en son favori. Celui-ci n’est plus convié au Conseil du roi et tombe en disgrâce en janvier 1643. Philippe IV aurait dit à l’époque « Mon favori, maintenant, c’est ma femme ». Il semble que la chute du comte-duc ait été orchestrée par la reine, soutenue par Marguerite de Savoie (ancienne vice-reine du Portugal et cousine du roi) et Ana de Guevara, nourrice de Philippe IV (ce que l’on a appelé la « conjuration des femmes »). En effet, après le renvoi de son ministre favori, le roi écoute davantage son épouse, en qui il voit désormais une conseillère, un soutien qui lui est indispensable. Elisabeth a alors autant de poids que les ministres de Philippe IV et partage avec lui le pouvoir. Si la reine n’a jamais apprécié Olivares, elle est proche de l’épouse de celui-ci, Inès de Velasco. Celle-ci est l’une de ses dames d’honneur mais également la gouvernante du prince des Asturies. Elle est donc autorisée à rester à la cour de Madrid, après le renvoi de son époux.
A l’inverse de sa mère, la froide Marie de Médicis, la reine d’Espagne est très proche de ses enfants et veille de près à l’éducation de son fils, Balthazar Carlos. A l’âge de 14 ans, le prince des Asturies commence d’ailleurs à être initié aux affaires du royaume par son père. Elisabeth a élevé sa fille, Marie-Thérèse, dans l’espoir d’en faire un jour la souveraine de son pays natal, lui enseignant que « pour être heureuse, il fallait être reine de France ». Dans cette optique, la reine d’Espagne correspondra jusqu’à sa mort avec sa belle-sœur, Anne d’Autriche, mère depuis 1638 d’un dauphin, Louis Dieudonné (futur Louis XIV). En 1639, 1640 et 1642, Elisabeth est à nouveau enceinte mais est victime d’une fausse-couche à chaque fois. Il semble que les maternités précédentes aient épuisé la reine d’Espagne, qui avance en âge. Philippe IV ne parait pas s’en soucier fortement, puisqu’il continue à honorer la couche de son épouse, dans l’espoir de donner d’autres princes à la couronne.
Le 14 mai 1643, Louis XIII décède. La mort de son frère est un choc pour la reine d’Espagne. Ce deuil est suivi d’une défaite espagnole, le 19 mai 1643, à Rocroi, où les troupes françaises triomphent, menées par Louis II de Bourbon-Condé. Elisabeth sombre dans une profonde mélancolie (on parlerait aujourd’hui de dépression). Elle entame une nouvelle grossesse mais perd à nouveau l’enfant au printemps 1644. Philippe IV est retourné au front et la reine doit à nouveau assurer la régence du royaume, malgré ses problèmes de santé. Son état s’aggrave brutalement en septembre, en l’absence de son époux. Elisabeth est sans doute atteinte de la diphtérie. Philippe IV est averti du mal dont souffre la reine mais le souverain est retenu par la guerre en Aragon. Elisabeth décède le 6 octobre 1644. Dans une dernière lettre adressée au roi, elle lui demande de faire la paix avec la France et prie pour que leur fille, Marie-Thérèse, soit unie à son cousin, le jeune Louis XIV.
La reine d’Espagne laisse derrière elle deux enfants qui souffriront de l’absence de leur mère : le jeune Balthazar Carlos et la petite Marie-Thérèse. Philippe IV est sur la route du retour lorsqu’il apprend le décès de son épouse, ce qui lui cause un profond chagrin. Elisabeth est également regrettée par le peuple espagnol, qu’elle avait réussi à conquérir, après avoir été traitée comme une étrangère durant des années. La souveraine laisse d’elle le souvenir d’une épouse respectée, d’une mère aimante et d’une reine bonne avec ses sujets. Elle est inhumée au Panthéon des Rois de l’Escurial. Philippe IV restera veuf jusqu’au décès de l’infant Balthazar Carlos : afin d’assurer la continuité de la dynastie, il se remarie en 1649 avec sa nièce, Marie-Anne de Habsbourg (d’abord promise au prince des Asturies).
Bibliographie :
– Le lit, le pouvoir et la mort : reines et princesses de la Renaissance aux Lumières, par Bartolomé Bennassar
– Les reines de France au temps des Bourbons : les deux régentes, par Simone Bertière
– Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV, par Joëlle Chevé
– Elisabeth l’Européenne : Fille de France et reine d’Espagne, par Bénédicte Larre