L'empire des Habsbourg

La mort de l’archiduc Rodolphe : suicide ou assassinat ?

Le 30 janvier 1889, l’archiduc Rodolphe, fils unique de l’empereur d’Autriche François-Joseph et de l’impératrice Elisabeth (Sissi), est retrouvé mort dans un pavillon de chasse,  dans le village de Mayerling, en Autriche. Le jour même, le journal du soir annonce que l’archiduc est décédé d’une crise d’apoplexie. Mais le lendemain, le palais donne une nouvelle version : celle de la crise cardiaque. Enfin, le 1er février, une troisième version, émanant toujours de l’empereur, vient contester les deux premières : Rodolphe s’est suicidé « dans un accès de folie ». En avançant que son fils avait perdu la raison, François-Joseph parvient à lui faire avoir des funérailles religieuses, interdites pour les personnes qui se son suicidées.  La population est septique devant tant de versions des faits, en si peu de temps. Or, il apparaît bien vite que le corps de Rodolphe n’a pas été le seul à avoir été découvert dans le pavillon de Mayerling : la dépouille d’une jeune femme, Mary Vetsera, retrouvée auprès de Rodolphe, a été soigneusement évacuée et dissimulée au public. L’héritier de l’empire d’Autriche ne s’est donc pas suicidé seul. A son épouse, Stéphanie de Belgique, Rodolphe laisse ces quelques lignes avant de disparaître : « Tu es libérée de ma présence, de ce fléau. Sois heureuse à ta manière. Je vais calmement à la mort qui seule peut sauver ma bonne réputation ». Mais pourquoi l’archiduc Rodolphe s’est-il suicidé ? Et pourquoi avec la jeune Mary Vetsera, qu’il ne connaît que depuis l’année précédente ?  

Stéphanie de Belgique et Rodolphe de Habsbourg, en 1881
Stéphanie de Belgique et Rodolphe de Habsbourg, en 1881

Né en 1858, Rodolphe a épousé la princesse Stéphanie de Belgique en 1881. La jeune femme lui a donné une fille en 1883, mais les époux ne s’entendent pas, en partie à causes des opinions personnelles et politiques de Rodolphe : ce dernier s’oppose aux privilèges et au rôle influent que jouent la noblesse et l’Eglise. Dans l’ombre, l’héritier de l’empire rédige des articles anonymes, qui remettent en cause la politique de l’empereur : l’archiduc s’oppose fortement aux liens que l’Autriche a tissés avec l’Allemagne, car il se méfie de l’empereur Guillaume II. Il préférerait une alliance avec la France et la Russie. Ses idées libérales s’opposent en tout point à celles de son père, qui ne lui concède aucune influence politique au sein de son gouvernement.  Rodolphe fréquente les tavernes où il partage ses opinions avec le peuple. Il entretient également des relations avec des prostituées de luxe, à l’exemple de Mizzi Caspar qui devient vite sa favorite mais qui ne fréquentera jamais la cour, restant dans l’ombre. Au contact des femmes, l’archiduc contracte une maladie vénérienne qu’il transmet à son épouse : Stéphanie en devient stérile et ne lui a donné qu’une fille, Elisabeth-Marie.  Quant à Rodolphe, il s’enfonce dans l’alcool et les drogues, pour soulager son mal et son esprit tourmenté par des idées politiques qu’il ne peut mettre en place. Il n’a que 30 ans mais est déjà malade physiquement et psychiquement.

Comme sa mère, l’impératrice Sissi, l’archiduc est sujet à la dépression. Il se voit échouer sur tous les plans, n’ayant aucune chance d’accéder au trône à brève échéance, tout en sachant son épouse incapable de donner à la dynastie un héritier à cause de lui. Au cours de l’été 1888, Rodolphe propose à Mizzi Caspar de se suicider avec lui ! La jeune femme refuse, mais prévient la police du projet de l’héritier de l’empire. En vain : personne ne la prend au sérieux. Pourtant, la princesse Stéphanie a, elle-aussi, fait part à l’empereur de ses peurs concernant Rodolphe, qui lui parait « effroyablement vieilli, le regard vacillant et le visage entièrement changé ». De même que la police, François-Joseph ne prend pas garde aux confidences de sa belle-fille.

L'Archiduc Rodolphe en 1887 
L’Archiduc Rodolphe en 1887 

Au début de l’année 1888, la jeune Mary Vetsera, fille d’un baron et diplomate autrichien, se prend d’une passion pour l’archiduc. La comtesse Marie Louise Larisch, cousine de Rodolphe, joue alors les entremetteuses et favorise les rencontres entre l’archiduc et la jeune fille de 17 ans. Le 13 janvier 1889, Mary Vetsera offre à Rodolphe une tabatière en or avec pour inscription « 13 janvier. Merci au destin ». Beaucoup y voient un aveu de Mary concernant une première relation intime avec l’archiduc, qui aurait eu lieu ce jour-là. La jeune femme aurait d’ailleurs confié à sa femme de chambre qu’elle et Rodolphe s’appartiennent désormais l’un à l’autre. Or, on sait qu’au moment de sa mort, Mary Vetsera était enceinte d’environ 5 mois. Dès lors, on peut supposer que le 13 janvier correspond, non pas au jour de leur première étreinte charnelle, mais à la découverte de la grossesse de Mary.

Si la jeune femme est follement éprise de Rodolphe, il ne semble pas que cela soit réciproque. Néanmoins, dès lors que Mary Vetera est enceinte, l’archiduc peut imaginer avoir enfin un fils. Ainsi, il aurait pu envisager la possibilité d’épouser la jeune femme pour avoir un héritier légitime, la princesse Stéphanie ne pouvant plus enfanter. C’est peut-être dans cette optique que Rodolphe écrit au pape, pour lui demander la dissolution de son union avec Stéphanie. Cette initiative déplaît fortement à l’empereur François-Joseph, qui convoque son fils le 26 ou 28 janvier 1889. Au cours de l’entrevue, l’empereur fait de nombreux reproches à Rodolphe et lui aurait dit : « Tu n’es pas digne d’être mon successeur ». Est-il au courant de la grossesse de Mary Vetsera et désapprouve-t-il que l’héritier de l’empire puisse épouser la jeune femme afin d’avoir un héritier ? Bien sûr, tout cela n’est que supposition car on ignore si Rodolphe avait l’intention de se marier avec Mary, si le pape avait accepté de dissoudre son union avec Stéphanie de Belgique. 

Mary Vetsera, en 1888 
Mary Vetsera en 1888 

Le 28 janvier, Rodolphe convie le comte Hoyos et le prince Philippe de Cobourg à une chasse, au pavillon de Mayerling. Personne ne soupçonne la présence de Mary, qui est venue secrètement rejoindre l’archiduc. Au matin du 30 janvier, les deux serviteurs de Rodolphe, Bratfisch et Loschek, auraient entendu deux coups de feu avant de découvrir les corps de l’archiduc et de Mary Vetsera : Rodolphe aurait tué Mary, avant de se suicider. Mais pourquoi ? Se sont-ils suicidés parce que leur union était impossible ? Cela parait peu probable. Le docteur Gerd Holler – qui a étudié les restes de Mary Vetsera en 1955 – évoque un autre motif : celui d’un avortement raté, ayant entraîné la mort de Mary Vetsera. Rodolphe se serait alors suicidé, se considérant comme « indigne de vivre » parce qu’il « avait tué », d’après les termes qu’il emploie dans une lettre d’adieux à son père. D’ailleurs, lorsque les restes de Mary furent ré-inhumés, après le pillage de sa tombe au cours de la Seconde Guerre Mondiale, on ne trouva aucune blessure par balle sur le crâne de la jeune femme. Mary a-t-elle succombé à une hémorragie ? Dans ce cas, on peut comprendre le geste de Rodolphe qui n’aurait pas supporté de vivre avec la mort de la jeune femme sur la conscience. 

Mais s’agit-il vraiment d’un suicide ? Des indices étranges tendent en effet vers la piste d’un assassinat : lorsque les corps de Rodolphe et de Mary sont découverts, on relève des marres de sang un peu partout dans la chambre, chose étrange si les deux amants se sont suicidés d’une balle dans la tête. Le revolver, qui aurait servi au suicide, s’avère ne pas appartenir à Rodolphe et est vide de ses six balles. La poignée de la fenêtre de la pièce a également été fracturée. Enfin, que dire des traces d’une lutte évidente, ainsi que des blessures sur le corps de Rodolphe ? Car l’archiduc a le crâne enfoncé et des morceaux de verre brisé sont découverts à l’intérieur. On observera que, contrairement au protocole, les mains de l’archiduc sont gantées lors de ses funérailles. Ce détournement de l’étiquette sert-il à masquer des blessures ? 

Gravure représentant le drame de Mayerling (thèse du suicide)
Gravure représentant le drame de Mayerling (thèse du suicide)

Si, officiellement, l’archiduc s’est suicidé dans un moment d’égarement, lorsque l’empereur François-Joseph écrit au pape pour lui demander d’accorder des funérailles religieuses à son fils, il ne stipule pas que Rodolphe s’est suicidé par folie mais qu’il a été assassiné. C’est grâce à cet  aveu, tenu secret, que le pape accède à sa demande. Cette thèse est d’ailleurs approuvée par l’ambassadeur du Vatican, ainsi que par les services secrets britanniques, qui enquêtent pour la reine Victoria Ire.

En 1982, l’impératrice Zita, épouse du petit-neveu de François-Joseph, avance sa version des faits : son époux lui aurait confié que l’archiduc Rodolphe avait été assassiné. Il tenait cette information de l’empereur lui-même. L’impératrice Zita ne donnera aucune information sur les coupables. Des historiens supposent qu’il pourrait s’agir des services secrets allemands, dont le pays avait beaucoup à perdre face aux idées politiques de Rodolphe s’il parvenait à influencer son père ou à accéder au trône. On évoque aussi un complot pour renverser François-Joseph, auquel l’archiduc aurait pris part : au dernier moment, Rodolphe aurait voulu tout arrêter et aurait été éliminé. Quant à Mary Vetsera, elle se serait trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. S’en serait suivie une mise en scène pour faire croire à un double suicide.

L'Archiduc Rodolphe sur son lit de mort
L’Archiduc Rodolphe sur son lit de mort

Il est surprenant de constater que toutes les archives  concernant la mort de l’archiduc Rodolphe ont été détruites. Le secret que détient la famille des Habsbourg est-il si compromettant pour la paix en Europe ? En 1978, l’exhumation de Mary Vetsera, dans le cadre d’une enquête médico-légale, est refusée afin de respecter le repos de la défunte. Maigre excuse. Comme on devait s’y attendre, la famille des Habsbourg refuse également de faire exhumer le corps de Rodolphe, afin que l’on détermine ce qui a causé la mort de l’archiduc. Car au-delà de l’hypothèse d’un assassinat, si la théorie du docteur Holler est vraie, l’Eglise et les Habsbourg peuvent craindre que l’on ne découvre que Rodolphe s’est rendu complice d’un avortement, ayant entraîné la mort d’une jeune femme, puis, par remords , la sienne. 

Rodolphe était un prince mélancolique et dépressif. Mais on imagine mal l’archiduc se suicider parce qu’il ne pouvait épouser une jeune femme, enceinte de ses œuvres et qu’il connaissait à peine. Par ailleurs, trop d’éléments viennent  remettre en question la thèse du double suicide, à commencer par une confidence que Rodolphe aurait faite à sa cousine, la comtesse Larisch, disant que sa vie était menacée par « un danger de nature politique ». Quant aux lettres d’adieux de Rodolphe à François-Joseph et à Stéphanie (les seules qui nous soient parvenues), elles ont pu être écrites par une autre personne, imitant l’écriture de l’archiduc, afin de venir renforcer la thèse du suicide. 

Tombeau de Rodolphe d'Autriche (Crypte des Capucins à Vienne) 
Tombeau de Rodolphe d’Autriche (Crypte des Capucins à Vienne) 

Si l’empereur François-Joseph a toujours été convaincu de l’assassinat de son fils, il n’en a jamais rien dit publiquement, ne confiant ce secret qu’aux membres proches de sa famille. Stéphanie de Belgique et l’impératrice Sissi ont toujours cru au suicide de Rodolphe. Elles auront sans doute été préservées par l’empereur, qui ne leur a pas confié les soupçons d’assassinat. Si l’archiduc Rodolphe a bien été assassiné, François-Joseph fit preuve d’un grand courage en acceptant que son fils unique passe pour avoir été victime de folie, dans le but de préserver la paix en Europe. Pour le moment, seule la défunte impératrice Zita a eu le courage de briser la version officielle, ne supportant plus l’idée que Rodolphe passe pour un suicidaire.

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