La mort de Cléopâtre : suicide mythique ou meurtre maquillé ?
En l’an 30 avant Jésus Christ, Octave vient à bout de puissance de la famille des Ptolémée – la dynastie des Lagides -, après avoir vaincu l’armée de Cléopâtre VII et de Marc Antoine, lors de la bataille navale d’Actium. Octave entre dans Alexandrie et annexe l’Egypte à l’Empire romain. Brisé par sa défaite et par l’annonce de la mort de Cléopâtre, Marc Antoine se suicide en se jetant sur son épée. Pourtant la reine d’Egypte n’est pas morte. Faite prisonnière par Octave, elle est enfermée dans un mausolée avec deux de ses plus fidèles servantes, Iras et Charmiane. Octave désire garder son ennemie en vie, afin la montrer, déchue et soumise à son autorité, lors de sa parade triomphale à Rome. Orgueilleuse et fière, Cléopâtre n’aurait pas supporté l’idée de se faire humilier devant le peuple romain et de participer au triomphe d’Octave. D’après le récit de Plutarque, la reine d’Egypte aurait préféré se suicider plutôt que d’être traînée derrière l’armée victorieuse de son ennemi. Elle se fait alors apporter secrètement un panier de figues, contenant un aspic ou un cobra égyptien. Elle fait ensuite porter à Octave une lettre dans laquelle elle annonce son suicide, avant de se faire mordre volontairement par le serpent, au bras ou au sein. Ses deux servantes décident de suivre leur maîtresse dans la mort. Lorsqu’ Octave pénètre dans le mausolée, Cléopâtre est déjà morte ainsi que l’une de ses servantes ; la seconde, Charmiane, agonise auprès de sa maîtresse. Ainsi naît la légende de Cléopâtre, qui a préféré mourir en reine et échapper à Octave.
Cependant, si l’histoire de la mort légendaire et tragique de Cléopâtre a traversé le temps, elle pourrait cacher une toute autre vérité…
La première et principale source d’informations concernant la mort de la dernière reine d’Egypte reste les écrits de Plutarque. Mais ceux-ci ne sont rédigés qu’au Ier siècle après Jésus Christ. L’auteur, né vers 46 après Jésus Christ, n’est donc pas un contemporain de Cléopâtre, et on peut supposer qu’il se soit servi des Mémoires laissées par Octave – devenu l’empereur Auguste – pour alimenter ses écrits. Par conséquent, lorsque Plutarque évoque le suicide de Cléopâtre par morsure de serpent, il s’appuie sur des témoignages dont l’authenticité ne peut être vérifiée.
Si l’on exploite la thèse du suicide, il paraît improbable que la reine d’Egypte ait pu se faire apporter un serpent sans que les gardes d’Octave ne l’aient vu : Cléopâtre était sous bonne garde et, si on lui apportait un panier contenant de la nourriture, celui-ci était fouillé par les gardes. Parvenir à y dissimuler un serpent est donc très peu probable. Détail troublant : aucun serpent n’a été retrouvé dans le mausolée. Plutarque évoque une deuxième hypothèse pour expliquer les causes de la mort de Cléopâtre : celle-ci aurait toujours eu sur elle une épingle contenant du poison, et dissimulée dans sa chevelure. A défaut de serpent, elle aurait pu s’en servir pour mettre fin à ses jours. Cependant, comment aurait-il pu y avoir assez de poison dans une épingle pour tuer trois personnes ?
L’autre problème majeur concerne le temps qu’il a fallu pour tuer Cléopâtre. En effet, il ne se passe que quelques minutes entre le moment où la reine fait porter sa lettre de suicide à Octave et le moment où celui-ci la découvre morte. Cléopâtre était intelligente et s’est toujours intéressée aux poisons. Elle vient d’une famille au sein de laquelle l’assassinat est une monnaie courante dans la lutte pour le pouvoir. Elle-même a fait empoisonner son jeune frère, Ptolémée XIV, afin de régner seule. La reine a été jusqu’à faire des expériences sur des prisonniers en testant sur eux différents poisons, afin d’en trouver un qui tue sans souffrance et rapidement. Néanmoins, il est probable que, si Cléopâtre s’était empoisonnée juste après avoir envoyé sa lettre à Octave, celui-ci l’aurait trouvée encore vivante à son arrivée dans le mausolée.
Cette lettre, dans laquelle Cléopâtre annonce son suicide est, elle aussi, suspecte. D’ordinaire, les personnes qui mettent fin à leurs jours en informent leurs proches en laissant une explication dans une lettre, découverte après leur mort. Or, la reine d’Egypte envoie à Octave cette fameuse lettre avant de se suicider. Pourquoi agit-elle ainsi ? Le suicide en lui-même est suspect quand on connaît la personnalité et la vie de Cléopâtre. Certains historiens pensent qu’Octave a pu, par son discours, pousser la reine à mettre fin à ses jours, pour éviter d’être exhibée comme une prisonnière, un « trophée de guerre ». Mais ce serait oublier que, chez les Lagides, on ne se suicide pas : on assassine… et les ancêtres de Cléopâtre n’ont reculé devant rien pour préserver leur pouvoir. Cléopâtre a vu son père, Ptolémée XII, faire assassiner sa propre fille, Bérénice IV. Pour régner sans partage, Cléopâtre a suivi cette « coutume » en éliminant ses deux frères et sa sœur cadette, Arsinoé. Elle a obtenu l’appui – et le cœur – de Jules César, atout indéniable dans sa soif de conquêtes. La reine d’Egypte a réussi à lui donner un fils et, après son assassinat en 44 avant Jésus Christ, elle séduit celui que Jules César considérait comme son digne héritier : le général Marc Antoine. Cléopâtre n’est pas de celles qui abandonnent devant l’échec. Elle s’est toujours relevée des épreuves et, lors de sa capture par Octave, son fils Ptolémée XV – assassiné peu de temps après la mort de sa mère – porte en lui tous ses espoirs.
Toutes ces incohérences laissent penser à un assassinat maquillé en suicide. Certes, Octave a émis le désir d’humilier Cléopâtre lors de son triomphe à Rome. Cependant, comment être certain que la dernière reine d’Egypte n’attirera pas la compassion du peuple romain ? Jules César avait déjà commis cette erreur en exhibant la sœur de Cléopâtre, Arsinoé, lors de son triomphal retour à Rome, en 46 avant Jésus Christ. Peut-être à cause de sa jeunesse, les romains éprouvèrent plus de pitié que de haine envers la jeune femme. Quelle garantie a Octave que le peuple ne se laissera pas de nouveau apitoyer par la reine déchue, dont l’amant s’est suicidé et dont le fils – Ptolémée XV – vient d’être assassiné sur ordre de son ennemi triomphant ? Le risque est grand pour Octave sans compter le fait que Cléopâtre peut toujours trouver de nouveaux alliés pour le renverser. Un ennemi mort est un ennemi qui n’est plus à craindre. La dernière reine d’Egypte a d’ailleurs fort bien appliqué ce principe en faisant assassiner Arsinoé en 41 avant Jésus Christ, alors que sa sœur avait renoncé au trône d’Egypte et ne constituait, à première vue, plus une menace pour elle.
Il est donc tout à fait possible qu’Octave ait pu faire assassiner Cléopâtre, isolée dans le mausolée, plutôt que de courir le risque de la laisser en vie. Mais dans ce cas, pourquoi maquiller le meurtre en suicide ? En proclamant que la reine déchue s’était suicidée, Octave aurait souhaité que le monde entier y voit un signe de lâcheté de la part de Cléopâtre, qui aurait préféré mourir plutôt que d’assumer ses actes et rendre des comptes à Rome. Quant à la lettre adressée à Octave, elle a pu être fabriquée de toute pièce, afin de renforcer la thèse du suicide et dégager le vainqueur de Cléopâtre de toute implication dans la mort de la dernière reine d’Egypte. En faisant croire à un suicide, Octave se débarrassait de son ennemie sans pour autant être associé à sa mort : ainsi, personne ne pourrait lui reprocher d’avoir fait assassiner une femme qui était désormais à sa merci.
Ironie du sort : c’est part son « suicide » que Cléopâtre entre dans la légende en inspirant de nombreux artistes, de par le côté « tragique » de son geste ultime. Du XVe au XIXe siècle, les tableaux représentant la dernière reine d’Egypte à l’agonie se multiplient. Octave n’a pas réussi à donner d’elle l’image d’une femme dangereuse et lâche. Tout au contraire, Cléopâtre reste dans les mémoires comme une reine fière, qui a préféré choisir sa fin en se donnant la mort sur ses terres natales, à un moment où elle est toujours considérée comme toute puissante par son peuple, plutôt que de remettre sa vie entre les mains d’un ennemi.
pour en savoir plus :
– le livre The Murder of Cleopatra: History’s Greatest Cold Case, par Pat Brown
– le livre L’Empire romain (tome 1) : le Haut-Empire de la bataille d’Actium à la mort de Sévère Alexandre, par Joël Le Gall et Marcel Le Glay
– le documentaire Qui a tué Cléopâtre ? (France 5, 2004)